CHAPITRE XIX

Le vin était tel qu’il en avait le souvenir, rouge, doux, rassasiant, mais il semblait posséder désormais une saveur nouvelle qui le rendait impossible à boire. Dumarest déposa le verre à pied tandis que Akon Batik se mettait à parler.

— Une conclusion heureuse à une dangereuse entreprise, Earl. Vous avez une excellente raison de vous estimer satisfait. Davantage peut-être que vous n’en avez conscience. Maintenant, si vous voulez bien me laisser me charger de cette transaction, le maximum de profit sera obtenu pour tous.

— Non, répondit Dumarest. L’enfant n’est pas à vendre.

— Mais… (Le joaillier s’interrompit, puis haussa les épaules.) Question de terminologie. Vous pouvez naturellement prétendre à une récompense pour ce que vous avez accompli. Pour vos dépenses et les risques que vous avez courus. Ceux qui s’intéressent au jeune garçon ne se montreront pas ingrats. Je pense que cinq mille stergals est une somme qui ne serait pas excessive. Je vous les donnerai… à réception de l’enfant, bien entendu, et je les récupérerai par la suite.

— Non. (Dumarest considéra son vin.) Vous avez fait allusion à une proposition, la première fois que nous nous sommes rencontrés. Un travail à faire. Est-il toujours disponible ?

— Non, malheureusement.

— Le besoin n’existe plus ? (Dumarest haussa les épaules.) Bien sûr que non. Neema est désormais en sécurité. Elle n’a plus besoin de personne pour venir l’arracher à Melevgan. C’était là votre proposition, n’est-ce pas ? Je devais aller la secourir pour que vous puissiez faire un gros bénéfice sans le moindre risque. Le salaire, les joyaux… vous êtes un homme malin, Akon Batik.

— Je profite des opportunités, Earl. Si c’est cela être malin, alors je dois confesser ce défaut. Mais vous admettrez qu’en ce qui vous concerne, je vous ai rendu service.

— Tambolt, acquiesça Dumarest. Un homme que vous m’avez envoyé parce que vous pouviez l’utiliser. Mais je pense qu’il était bien plus que cela. Votre agent qui devait surveiller le déroulement des opérations, qui travaillait pour votre compte. Malheureusement, vous ne le connaissiez pas parfaitement. Tambolt vendrait père et mère pour de l’argent. (Il ajouta :) Je pense qu’il s’imagine que je l’ai abusé. Je lui avais promis la moitié de ce que j’obtiendrais pour l’enfant… c’est-à-dire la moitié de rien du tout. Il a dû se contenter du tiers des bénéfices annexes, comme prévu.

— La récompense…

— Je ne suis pas allé chercher Jondelle pour une récompense ! J’y suis allé parce que… mais peu importe.

— Une promesse, dit tout simplement le bijoutier. Votre parole. Je suis parfois stupéfait par la stupidité des hommes. Que représentait ce gosse pour vous ? Pourquoi risquer votre vie pour le récupérer ? Il n’a jamais été véritablement en danger. Le temps aurait tout guéri. Un échange, comme vous l’avez dit, un transfert d’argent et il aurait été remis à qui de droit. C’était une simple question de négociation.

— Comme vous l’avez dit… une simple question de négociation.

— Exactement. Pourquoi donc vous priver de la possibilité de gagner de l’argent ? Cinq mille stergals, dix passages en Haut, une petite fortune. Nous buvons à notre accord ?

— Non, répondit Dumarest. Votre vin ne me plaît pas. Il a un goût que je n’encaisse pas.

— Un goût ? (Le joaillier fronça les sourcils.) Vous craignez un poison ?

Dumarest se leva et s’écarta du fauteuil sur lequel étaient peut-être braqués des lasers. Il fit froidement :

— Pas un poison… la vilenie. On ne peut en vouloir à quelqu’un qui suit sa nature, mais certains vont trop loin. L’argent devient leur dieu, leur seule raison d’être, et à ce moment-là ils cessent d’être humains. Ils ressemblent à ces créatures qu’on trouve sous les pierres qu’on vient de retourner. Des araignées au beau milieu d’une toile d’intrigues et de manipulations d’hommes et de femmes, d’arrangements, de sous-entendus, de propositions, d’actions qui sèment partout la désolation. Je devrais vous tuer. Je devrais vous enfoncer mon poignard dans la gorge, comme je l’ai fait pour Heeg Euluch. Vous avez organisé l’enlèvement avec lui. Vous avez contacté Neema par radio. Peut-être qu’Elray vous a contacté le premier, ou bien c’est vous qui l’avez fait… ça n’a plus d’importance, maintenant. Comme vous avez essuyé un échec en ville, vous avez fait appel à de l’aide extérieure. Des chaloupes rapides, des hommes prêts à tout, des agents à votre solde. À moins que vous n’ayez tout prévu dès le début en cas d’échec initial.

« Vous êtes malin et intelligent… et vous méritez de mourir. Mais je ne vais pas vous tuer. Ce n’est pas la peine. Le temps s’en chargera bien assez vite. Vous êtes vieux, Akon Batik. Trop vieux pour avoir droit à une mort rapide et miséricordieuse. Attendez donc que vos membres raidissent et que vos facultés faiblissent. Jusqu’à ce que quelqu’un vous traite peut-être exactement comme vous traitez autrui.

À l’extérieur, l’air était pur, revigorant après la bauge où résidait le joaillier. Dumarest héla un taxi qui le conduisit à l’hôtel. C’était le meilleur de Sargone. Neema vint à sa rencontre quand il entra dans la suite. Elle était radieuse, son bras était guéri, et elle portait une robe impeccable qui la couvrait du cou aux chevilles.

— Preleret s’en est allé, Earl. Il a pris sa cassette et sa femme et un billet en Haut, pour Rodyne, je pense. Il m’a dit que tu n’aimais pas les remerciements mais qu’il t’adressait quand même les siens.

— Brave type. Il sera heureux.

— Comme moi.

— À Urmile ?

— Sur un autre monde. J’en ai assez d’Ourelle, Earl. Maintenant que tu n’as plus besoin de moi pour m’occuper du petit… (Elle marqua une pause et demanda tout doucement :) Earl ?

Il hocha lentement la tête.

— Non, Neema.

— Il fallait que je te le demande. (Elle parvint à sourire.) Tu n’es pas le genre d’homme à te laisser retenir par une femme. Je le sais, mais je devais faire une tentative. Tu as vu le joaillier ?

— Oui, mais je n’ai rien appris de neuf. Je crois que j’ai perdu mon sang-froid. Ce fut peut-être une erreur, mais je n’ai pas pu m’en empêcher.

— Tu l’as tué ?

— Non.

— Alors, tu n’as pas perdu ton sang-froid. Tu lui as simplement appris quelques petites choses qu’il aurait dû savoir. Et peut-être as-tu vérifié quelques détails que tu soupçonnais. (Elle s’approcha et posa la main sur son bras.) Je vais partir. L’enfant se trouve dans l’autre pièce avec le moine et les siens. Je ne pense pas que je te reverrai jamais, mais je penserai souvent à toi. Alors, adieu, mon chéri, et puisse la fortune t’être propice au moindre pas.

— Et puisse ta vie être emplie de joie.

Elle lui fit un unique baiser, puis elle partit, laissant la pièce bizarrement vide, un soupçon de parfum flottant dans l’air comme si elle était devenue un fantôme désincarné qui le hantait de vagues regrets de ce qui aurait pu être.

Une femme, un foyer, un fils, peut-être, comme Jondelle. Dumarest poussa un long soupir et entra dans la pièce voisine où l’enfant attendait avec les deux autres.

Il était assis au bord du lit, très occupé par les perles qu’il passait entre ses doigts, les portant à l’oreille comme pour écouter des voix oubliées. Des jouets étaient éparpillés à côté de lui. Une créature pelucheuse aux yeux brillants et au nez en trompette arborant un sourire aussi large que lui. Un astronef démontable. Un colorscope qui affichait des dessins interminables sous la simple pression d’un bouton. Des livres, des cubes de plastique transparent qui contenaient diverses images, un couteau.

Jondelle le leva et le jeta maladroitement contre l’oreiller. La lame en plastique plia et n’abîma pas le tissu.

— Un jour, Earl, je saurai le lancer comme toi.

— Un jour, fit-il.

— Et plus personne ne pourra m’enlever. On ne fera plus de mal à des gens comme Elray et Makgar. (Sa lèvre inférieure trembla un peu.) Je les tuerai s’ils essaient. Oh, Earl. Pourquoi ont-ils fait ça ? Pourquoi ?

Dumarest tint contre lui le petit corps tremblant de l’enfant qui avait perdu son langage d’adulte et pleurait maintenant à chaudes larmes.

— Tout va bien, Jondelle. Tout va aller très bien à partir de maintenant. Les vilains souvenirs vont s’effacer. Tu as fait des cauchemars, n’est-ce pas ? Eh bien, parfois la vie est comme un cauchemar. On oublie les cauchemars et l’on oublie aussi les malheurs. C’est donc cela qu’il faut que tu fasses. Tu me le promets ?

— Je te le promets.

— Bien. Va maintenant te laver le visage avec Frère Elas.

— Tu seras encore là quand je vais revenir ?

— Oui.

Il se leva quand le moine fit sortir l’enfant et regarda les autres pour la première fois. Un homme et une femme d’un certain âge, tous deux blonds, les yeux bleus, l’air d’être frère et sœur.

— Tharg Hamsen, dit l’homme en tendant la main. Et ma femme, Wilma.

Dumarest prit la main et la serra.

— Vous connaissez l’ancienne coutume ; parfait. (L’homme sourit, puis redevint plus grave.) Parler de remerciements en de telles circonstances revient à prononcer des paroles vides de sens. Vous avez retrouvé notre petit-fils… que puis-je dire ?

— Rien.

Le regard de Dumarest passait de l’un à l’autre et notait les similarités, les marques révélatrices de la consanguinité. Consanguinité sélective, très courante sur de nombreuses planètes, visant à un but particulier. Mais ils n’auraient pas choisi Makgar comme femme pour leur fils. Elle avait été totalement différente de ce qu’ils eussent accepté pour entrer dans leur clan. Il fit prudemment :

— Votre fils a dû vous poser un sérieux problème.

— Jak ? (L’homme fronça les sourcils.) Non, c’était un brave garçon. Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

— Tu es borné, Tharg. (Sa femme, avec son intuition féminine, avait saisi ce que voulait dire Dumarest.) Earl fait preuve de délicatesse. Mais vous vous trompez, mon ami. La femme que vous connaissiez sous le nom de Makgar n’était pas la mère de Jondelle. Elle l’avait porté, certes, mais si Jak avait fourni la graine, elle n’avait pas donné l’œuf. Vous comprenez.

— Une mère porteuse ?

— Oui. L’œuf fertilisé pris dans le sein d’une femme et implanté dans celui d’une autre. Tharg ?

— Jak et May se trouvaient sur Veido en voyage de noces et pour leur travail. Ils ont eu un accident de voiture de sol… peu importent les détails. Jak a été tué instantanément, May mortellement blessée, et avec elle allait mourir l’enfant. L’enfant et les gènes précieux qu’il portait ! (Il marqua une pause, haletant, puis continua sur un ton plus calme.) Peut-être ne pouvez-vous comprendre. Comme vous le constatez, nous pratiquons les mariages consanguins, ce qui tend à causer un certain degré de stérilité. Jak était notre fils unique, le dernier de sa lignée. Si ses gènes se perdaient, c’était le recul d’un programme sur un nombre d’années inconnu. Le travail de cent générations perdu à cause d’un mauvais tour du destin. Je…

— Ils étaient en rapport avec un établissement scientifique de Veido , continua Wilma. Kamar Ragnack – Makgar – était une technicienne attachée au département médical. C’était une amie de May et elle a accepté l’implantation dans sa matrice de l’œuf fertilisé. Cela a été fait. May est morte. Le temps a passé et le bébé, Jondelle, est né. Il est essentiel au bien-être d’un nouveau-né de rester avec sa mère ; nous avons donc fait en sorte qu’elle puisse résider avec lui dans une maisonnette près de la ville. Puis, un jour, la femme a disparu en emportant le bébé.

Dumarest demanda :

— Y a-t-il eu utilisation de la force ?

— Nullement.

La femme regarda ses mains. Elle serrait les poings. Elle les desserra lentement.

— Je la comprends. En tant que mère, je la comprends. Et Jondelle n’était pas un enfant normal. Il a été engendré pour posséder une réaction de compassion élevée, trait de survie que nous jugeons très important. Kamar ne pouvait supporter d’être séparée de lui. Elle le voulait à son côté, elle voulait le garder pour toujours. Réaction, déjà normale chez toute femme envers un enfant né de son corps. Je comprends… mais il ne m’est pas facile de pardonner.

— Six années, dit péniblement Tharg. À poser des questions, à effectuer des recherches, à offrir des récompenses. C’est très long.

Suffisamment long pour que des hommes comme Akon Batik flairent l’appât. Pour qu’Elray prenne conscience de la valeur de ce qu’il avait. Pour qu’un foyer soit détruit et qu’un enfant devienne un simple pion.

— Pouvait-il exister une autre raison pour que Makgar enlève l’enfant ? Pour le protéger, peut-être ?

— De qui ? De nous ?

Un soupçon qui l’habitait perpétuellement lui fit demander :

— Y a-t-il des cybers sur Veido ?

— Oui, répondit Tharg.

— Et sur votre propre monde ?

— Sur Kreem ? Non.

— Vous avez intérêt à vous assurer qu’il n’en vienne Jamais. Le Cyclan s’intéresse à tous les avantages potentiels. Un enfant engendré pour posséder les qualités que vous dites lui serait fort utile. Enfin, vous l'avez retrouvé… prenez bien soin de lui.

— Est-il utile de nous le recommander ? (L’homme poussa un soupir.) Je comprends. La galaxie est pleine d’ennemis et pourquoi Jondelle n’en aurait-il pas sa part ? Mais il sera protégé ; n’ayez nulle crainte. Nous savons nous occuper des nôtres. Nous savons aussi récompenser ceux qui nous aident.

— De l’argent, dit la femme. Et bien davantage. Quelque chose dont vous appréciez la valeur plus encore que le prix de quelques passages en Haut. Frère Elas nous a parlé de votre quête. Il l’a apprise à partir des dossiers d’Espoir. Peut-être pourrons-nous vous aider à retrouver votre patrie.

— La Terre ?

— Un monde légendaire, fit paisiblement Tharg. Certains y croient, d’autres non. Il en est qui sont convaincus qu’elle est le berceau de la race humaine. Un lieu qu’ils ont fui sous la terreur. (Sa voix se fit caverneuse, pleine d’échos de tambours.) Sous la terreur ils ont fui pour aller s’installer ailleurs, là où ils pourraient expier leurs péchés. Ce n’est que lorsqu’ils auront été purifiés que la race de l’Homme pourra être réunie.

Le credo du Peuple Original. Dumarest se détourna de la fenêtre et les fixa, pris soudain de soupçons. Ces gens faisaient-ils partie du Peuple Original, de ce culte particulier ? Si tel était le cas, ils ne l’admettraient jamais et il perdrait tout espoir d’obtenir de nouveaux renseignements s’il insistait un peu trop. Ils en avaient déjà trop dit, s’ils suivaient leurs coutumes antiques.

— J’ai étudié les anciennes légendes, expliqua Tharg. D’après ce que j’ai pu apprendre, la Terre doit se trouver quelque part dans le septième décan. C’est une planète qui orbite autour d’un soleil jaune de type G. Il ne devrait pas être trop difficile de louer un ordinateur qui détermine la position d’une étoile de ce genre dans ce secteur.

Un nouvel indice à ajouter à tous les autres. Le dernier, peut-être, pour résoudre le problème de remplacement de la planète où il était né.

La porte de la salle de bains s’ouvrit et Frère Elas fit entrer Jondelle dans la pièce. C’était l’heure des adieux.

— Je me demandais si tu serais encore ici, Earl. Mais tu m’en avais fait la promesse. Earl, peux-tu nous accompagner ?

— Non.

Dumarest mit un genou à terre et reprit le petit garçon contre sa poitrine.

— J’ai d’autres choses à faire, Jondelle, et toi aussi.

— Est-ce que je te reverrai ?

— Peut-être. Qui sait ce que nous réserve l’avenir ? Mais je me souviendrai toujours de toi.

— Et moi de toi, Earl.

Il recula, bien droit, ses épaules carrées se découpant devant le lit et les jouets que ses grands-parents lui avaient apportés. Les gens qui lui donneraient tout l’amour et la sécurité dont il avait besoin. Tout ce à quoi avait droit un enfant. Il tendit la main, geste bizarre qu’il avait appris récemment.

— Adieu, Earl.

Dumarest prit la petite main et la serra.

— Adieu, fiston.

Derrière la fenêtre s’étendait la ville et le spatioport avec ses vaisseaux qui allaient l’emporter. Ils semblaient flous et Dumarest présuma qu’il devait pleuvoir.